Pétro-masculinité contre cyclo-féminisme
« Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. »
Roland Barthes — Mythologies
« Horns sounded from the trapped vehicles on the motorway, a despairing chorus. »
J.G. Ballard — Crash
A l’occasion d’une prise de parole, organisée avec l’institut BVA en début d’année, sur le sujet de la radicalité dans la mobilité, je suis brièvement revenu sur deux notions, aux résonances très actuelles, qu’il me paraissait intéressant de mettre en tension : le « cyclo-féminisme » et la « pétro-masculinité ». J’aimerais ici approfondir chacune d’entre elles, sous un angle un peu plus sémiotique, et poursuivre leur confrontation, tant il me semble que nos modes de déplacement sont devenus, au-delà de leurs fonctionnalités, de puissants leviers d’expression identitaire, dont la charge symbolique tend à définir — parfois malgré nous — notre place dans la « guerre des cultures ».
Aux origines de la pétro-masculinité
Dans un article publié en 2018 dans la revue scientifique Millenium: Journal of International Studies et intitulé « Petro-masculinity : Fossil Fuels and Authoritarian Desire », la politologue américaine Cara Daggett, professeure à l’université Virginia Tech, introduisait la notion de pétro-masculinité de la façon suivante : « le concept de pétro-masculinité suggère que les combustibles fossiles portent en eux plus que la seule question du profit ; les énergies fossiles contribuent à forger des identités qui mettent gravement en péril toute politique qui voudrait encourager le développement des énergies post carbone ».
Selon Daggett, qui entreprend dans cet article une lecture féministe du climato-scepticisme, l’intersection du genre et de l’énergie reste un sujet encore relativement peu étudié. En faisant de la pétro-masculinité une des identités de genre dominantes aux États-Unis — dans un contexte politique marqué par l’élection de Donald Trump en 2016 (et par opposition, par exemple, à la masculinité « éco-moderniste » d’Elon Musk ou d’Arnold Schwarzenegger) — elle entend montrer comment l’exploitation des combustibles fossiles peut fonctionner comme une pratique compensatoire violente en réaction au genre et au climat.
On l’a vu avec les travaux de Judith Butler sur le genre ou de Kimberlé Crenshaw sur l’intersectionnalité : la grande force des réseaux sociaux — et plus particulièrement Twitter — est d’avoir fait sortir certains concepts universitaires de leurs niches militantes, pour le meilleur et (parfois) pour le pire. Si l’on relève quelques mentions marginales de la pétro-masculinité sur Twitter dès 2018, la vulgarisation du concept s’est effectuée à partir d’octobre 2019, par le biais de Megan H. MacKenzie, professeure à la faculté de sciences sociales de l’université de Sydney.
Sur Instagram, le compte @climatelockdown (17.3K abonnés), qui se présente comme un lieu de protestation virtuel opérant à l’intersection des crises environnementale et sanitaire, a été le premier à s’emparer du concept fin août 2020, via une série de posts faisant écho aux propos de Megan MacKenzie et de Clara Daggett. Quelques mois plus tard, @queerbrownvegan, un membre influent d’EcoTok (la communauté TikTok dédiée à la lutte contre le changement climatique), s’est à son tour évertué à mettre en lumière la notion de pétro-masculinité, en relayant, là encore, les travaux de Daggett.
Sur Twitter, l’expression aura connu un pic à la mi-janvier 2021, à la faveur d’un tweet d’un conseiller municipal de Vancouver s’en prenant aux trucks suréquipés. Ironiquement, la plupart des posts relatifs au hashtag #petromasculinity sur Instagram émanent du compte @texanwosvn, un photographe texan basé à Fort Worth revendiquant avec fierté l’expression et opérant pour les marques de pickups Black Armour Bed Mats, NonStockSociety et F-150 Militia.
« Rollin’ coal » et phallocratie
Si la notion de pétro-masculinité demeure encore relativement confidentielle hors des sphères éco-féministes les plus éclairées, ce qu’elle désigne l’est en revanche beaucoup moins. Ainsi, la pratique du « rollin’ coal », qui consiste à trafiquer son moteur diesel afin d’émettre une épaisse fumée noire très polluante pour l’air environnant, génère quant à elle pas moins de 150 millions de vues sur TikTok et de 500K résultats sur Instagram.
Apparue sur les routes américaines dans le cadre des manifestations contre le plan climat d’Obama en 2014, cette pratique, à l’origine issue du répertoire redneck et initialement cantonnée aux foires régionales dans le cadre de compétitions sportives entre trucks — une esthétique à laquelle rendra hommage, par exemple, l’artiste et musicienne aymara Elysia Crampton dans ses premiers clips — s’est intensifiée sous le mandat de Trump au point de devenir un geste politique, tout à la fois synonyme d’anti-environnementalisme et de climato-scepticisme.
Outre le harcèlement des manifestants s’opposant aux politiques de l’ex-administration Trump, on observe, à travers les vidéos YouTube réalisées par la plupart des coal rollers, une volonté manifeste d’humilier les adeptes des autres modes de déplacement — qu’ils soient piétons, cyclistes ou conducteurs de véhicules hybrides — et ce, d’autant plus lorsque ce sont des femmes. Si certains commentateurs ont parlé de « pollution porn » pour qualifier le rollin’ coal, c’est qu’il y a, derrière le spectacle ostentatoire de ces dégagements de fumée, une forme de « performance éjaculatoire » qui renvoie vers un imaginaire d’hypermasculinité, par nature sexiste et misogyne.
Le pickup truck comme symbole milicien
Bien que peu médiatique, la pétro-masculinité s’est récemment frayée un chemin à travers une poignée de publications spécialisées. CCCBLab, le magazine numérique du Centre de culture contemporaine de Barcelone, y voit un symptôme de l’accélérationnisme à l’œuvre tandis que Bloomberg Citylab livre un regard critique sur l’évolution du pickup. Mais c’est Gizmodo qui, renouant avec la thèse de Daggett, a le premier fait explicitement le lien avec le corpus d’images tout à fait stupéfiantes qui nous sont parvenues des États-Unis à l’occasion de l’Election Day, en novembre dernier, alors que des cortèges de pickups trumpistes défilaient sur une partie des autoroutes du pays. Les images de l’invasion du Capitole, en janvier 2021, n’auront fait que renforcer ce lien sémiotique.
Dans un tweet aux accents barthésiens, publié en avril 2020, au moment des premiers face-à-face entre infirmières et automobilistes aux États-Unis, le critique culturel Mak Dery résumait déjà la nature de ce lien et proposait, sans y faire allusion, une des meilleures définitions possibles de la pétro-masculinité.
Le son de la pétro-masculinité
Selon CCCBLab, la pétro-masculinité n’est en rien un phénomène nouveau ou isolé, elle est aussi vieille que l’industrie automobile et consubstantielle à la culture automobile elle-même : « avec la révolution industrielle, les machines ont rapidement été associées à la masculinité et le bruit de l’industrie est devenu un symbole de force, de progrès et de domination sur la nature ». Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la façon dont la voiture est devenue, par-delà sa dimension technologique, une extension du corps et de la personnalité du conducteur, qui lui délègue sa propre production de bruit, soit une partie de sa masculinité : « le véhicule devient ainsi une sorte de technologie ventriloque qui donne au conducteur une “seconde voix” et lui permet de rugir sans avoir à ouvrir la bouche ou à prononcer des mots ».
C’est dans ce contexte que le député écologiste Matthieu Orphelin a récemment interpellé Audi, après qu’un internaute ait fait état, dans une série de tweets, de la commercialisation par la marque allemande de hauts-parleurs intégrés aux systèmes d’échappement afin de permettre aux moteurs diesel d’avoir un bruit plus proche des moteurs à essence, naturellement plus sonores. Selon CheckNews, le site de fact-checking de Libération, une vidéo YouTube, de la chaîne «Essais Libres», spécialisée dans les essais automobiles, explique ce système de résonance sonore sur une Audi SQ5 TDI.
Cyclo-féminisme et contre-culture
Si le rôle du vélo dans l’émancipation des femmes n’est pas un fait culturel tout à fait nouveau, on définira par « cyclo-féminisme » l’ensemble des pratiques et discours ayant trait à l’inclusion des femmes dans une culture cycliste encore largement préemptée par les hommes. Au régime phallocratique des pétro-masculinistes, les cyclo-féministes répondent par une symbolique gynécocratique, profondément ancrée dans le champ de la contre-culture. J’entends ici par « contre-cultures » des « catégories d’idées, de pratiques et de croyances anti-hégémoniques » (Bennett) qui se distinguent des sous-cultures par « la forme explicitement politique et idéologique de leur opposition à la culture dominante » (Hebige).
Le corpus lexical et sémantique du cyclo-féminisme regorge d’emprunts et de références explicites aux organes sexuels et/ou reproductifs féminins. Il en est ainsi de C.U.N.T. — acronyme de Chicks United for Non-noxious Transportation –, l’un des tout premiers fanzines cyclo-féministes, publié à Toronto dans la seconde moitié des années 90, soit bien avant que la ville ne se convertisse au vélo, à une époque où les altercations avec les automobilistes — majoritairement masculins — étaient fréquentes, l’insulte « cunt » étant ici reprise et détournée pour être érigée en un symbole de fierté.
On retrouvera dans C.U.N.T. un certain nombre de témoignages attestant du climat de violence qui régnait sur les routes nord-américaines — comme ici lors d’un accident impliquant une cycliste et un conducteur de truck. Plus largement — et ainsi qu’en atteste son manifeste –, le mouvement, qui se revendiquait volontiers « anti-voitures », cherchait à s’en prendre au « pouvoir et aux privilèges masculins ».
Parmi les autres figures mythologiques du cyclo-féminisme, on peut également citer les « Ovarian Psycos », une brigade de femmes latino patrouillant de nuit à vélo dans les rues d’East L.A. pour lutter contre le racisme, le sexisme et l’insécurité dont elles s’estiment victimes. Cherchant à reconquérir leurs rues et à confronter le patriarcat, ces activistes qui se présentent comme étant animées par des « idéaux anarco-féministes, une compréhension indigène et une mentalité urbaine/de quartier » se servent ici du vélo comme d’une arme politique, leur permettant de se recréer un espace propre, à la fois refuge et communauté d’action.
Bien qu’étant très ancrées dans leur ville, les Ovarian Psycos (rebaptisées depuis O.V.A.S. pour « One, Very, Angry Anti-Authoritarian Squad ») ont exercé une influence très forte au sein des sphères cyclo-féministes internationales — le film qui est leur est consacré y est régulièrement projeté — et ont ainsi servi d’inspiration à d’autres collectifs, comme Les Dérailleuses à Montréal, à l’origine de la publication du fanzine Londonderry. En France, les collectifs La Cyklette et Les Cyclofficines, deux ateliers de réparation vélo, sont à l’initiative du festival Turn Ovaires, un événement protéiforme visant à « célébrer la lutte pour les droits des femmes », organisé au Landy Sauvage, à Saint-Denis, mêlant ateliers, performances et cercles de parole en mixité choisie — et dont le nom sonne comme un clin d’œil à peine voilé aux O.V.A.S.
« Bike Wars » et ethos punk
Un des éléments caractéristiques du festival Turn Ovaires est l’organisation de « Bike Wars », des joutes à vélo qui peuvent s’effectuer à plus de deux mètres de hauteur et qui ne sont pas sans évoquer les anciens combats de gladiateurs. En réalité, les « Bike Wars », qui reprennent le principe des « Demolition Derby » — ces fameuses des courses de stock-car visant la collision entre les voitures et popularisées par le jeu vidéo Destruction Derby en 1995 — sont apparues en 2006 à Berlin, sous l’influence du mouvement « Bike Punk », une vaste subculture ayant émergé au début des années 2000 aux États-Unis dans des villes comme San Francisco, New York et la Nouvelle Orléans, mêlant activistes politiques, artistes et coursiers à vélo.
Il y a dans la « Bike War », outre ce petit côté Mad Max, une culture évidente de la performance qui se manifeste dans l’acte de détruire ce qui a été construit. Au contraire des adeptes du Rollin’ Coal, qui s’en prennent de manière délibérée à tous ceux qui ne leur ressemblent pas, les Bike Warriors forment une communauté de volontaires, au sein de laquelle la confrontation demeure extrêmement codifiée et ritualisée. A Paris, des Bike Wars sont organisées chaque année depuis 2013 par le collectif Stendhal, au Landy Sauvage.
Aussi, si les cyclo-féministes ne s’opposent pas nécessairement de manière frontale aux pétro-masculinistes — à l’exception peut-être des O.V.A.S., dont les méthodes d’action restent marginales –, on serait tentés d’affirmer qu’elles leur livrent une forme de « guérilla sémiotique », pour reprendre ici la formule d’Umberto Eco, en cherchant, par leur production de signes, à subvertir l’ordre symbolique des choses.
Vers de nouveaux imaginaires ?
La mise sous tension, bien que forcément un peu artificielle, entre la notion de pétro-masculinité et la pratique du cyclo-féminisme, nous révèle, au-delà de polarités qu’on savait déjà diamétralement opposées, à quel point les imaginaires jouent un rôle essentiel dans la construction des identités. A rebours des représentations traditionnelles de la pétro-masculinité, la marque Coperni a ainsi organisé son défilé Automne-Hiver 2021 au milieu de 36 automobiles DS disposées en mode drive-in, qui servaient à la fois d’éclairage et d’habitacle pour regarder le défilé.
Mais plus que leur stricte opposition, ce sont aussi tous les points d’intersection, à l’intérieur desquels se forgent et se façonnent de nouvelles micro-cultures, qu’il nous faut à présent investiguer. Ou pour le dire autrement : le récent glissement de la subculture #bikelife du motocross vers le vélo signe-t-il le début d’une nouvelle forme de cyclo-virilité ? Quant à la dernière campagne de Rihanna pour SavagexFenty mettant en scène les Caramel Curves, un crew de motardes exclusivement afro-américaines et plus size, témoigne-t-elle de l’émergence d’un pétro-féminisme ?
Philippe Llewellyn, co-founder